Nous avons besoin d’une Europe des nations et des citoyens
«Les crises actuelles de l’Occident ont dévoilé les dessous des décisions prises par les organes de la ‹démocratie des élites›. Elles ont démontré que ces élites ne peuvent absolument pas se targuer de vouloir le bien des peuples, n’étant préoccupées que des intérêts de leurs oligarchies. Il est urgent de réfléchir à la manière de rétablir un équilibre raisonnable entre l’intérêt général et les intérêts particuliers, donc d’instituer un contrôle politique officiel permanent des intérêts des groupes du capitalisme financier par une participation démocratique.»
On croirait lire une légende et pourtant cela ne date que de deux décennies. En 1990/1991, l’empire soviétique implosait, abandonnant aux seuls Etats-Unis la domination du monde. En Occident, on baignait dans l’allégresse, croyant pouvoir récolter les fruits de la victoire sur le communisme. Arnulf Baring fut le seul à élever une voix discordante contre cette euphorie en publiant en 1991 un pronostic réaliste: «Il serait parfaitement illusoire de croire que le monde s’achemine vers une situation paradisiaque dans laquelle il n’y aurait ni crises, ni troubles, ni révoltes et encore moins de guerres. Bien au contraire. Il y aura toutes sortes de bouleversements dus à la pression démographique, à la détresse sociale et économique dans de nombreux pays du globe au cours des prochaines décennies.»
Il n’y a pas de fin de l’histoire
Il est vrai que l’histoire n’avait pas pris fin avec la victoire du libéralisme, comme Francis Fukuyama l’avait prédit; au contraire, elle prit la vitesse d’une cataracte. Dès 1991, les Américains se lancèrent dans la première guerre contre Saddam Hussein qui avait attaqué le Koweït. En septembre 2001, ce fut le terrorisme islamique qui secoua en son centre la puissance américaine par son attaque contre les deux tours du World Trade Center à New York et contre le Pentagone à Washington.
Les interventions de 2001 en Afghanistan et de 2003 en Irak – cette dernière étant l’œuvre de Georges W. Bush qui s’appuyait sur un mensonge éhonté, prétendant qu’il fallait arracher la bombe nucléaire des mains de Saddam Hussein – démontrèrent non seulement la volonté de domination des Etats-Unis, mais conduisirent cette «deuxième Rome» et ses vassaux internationaux en Asie centrale, région aux espaces inconnus. C’est une fois de plus la démonstration d’une vérité historique: La mégalomanie pousse les empires à faire un usage excessif de leur force, ce qui les entraîne dans la ruine.
Les causes de la crise américaine de la dette
Nous constatons maintenant que l’Amérique et l’Occident ne peuvent obtenir la victoire et que le pays dominant, notamment du fait de la guerre en Afghanistan, a accumulé cette dette gigantesque qui menace ses fondements mêmes. Auparavant, le prédécesseur de Bush, Bill Clinton, avait pris des mesures tout aussi désastreuses en voulant faire de chaque Américain le propriétaire de sa maison. Appuyé activement par la Banque centrale, il poursuivit une politique d’argent bon marché, ce qui contribua à provoquer cette montagne de dettes. Finalement, les interventions militaires de Bush donnèrent à cet endettement son ampleur phénoménale actuelle.
Entre-temps, ce n’est pas seulement l’hégémonie américaine qui fut précipitée dans la crise, du fait de décisions insensées, mais aussi le pilier européen de l’Alliance occidentale. Mais la crise de l’union monétaire européenne, considérée maintenant par des experts avertis comme la plus grave depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, est le fruit de très mauvaises décisions stratégiques des milieux dirigeants politiques et économiques européens qui ont commencé avec le Traité de Maastricht en 1992.
On espérait, en créant l’union monétaire européenne établir les bases d’une union politique permettant avant tout d’intégrer l’Allemagne réunifiée. Cette décision fut prise malgré les avertissements d’un grand nombre de personnes compétentes qui ne donnaient que peu de chance à ce projet d’unification économique, fiscale et sociale de pays si différents.
Les mauvaises décisions de l’UE
La crise monétaire actuelle montre bien que cette décision ne pouvait qu’aboutir à un échec, mettant en danger la politique même de l’Union européenne. En 2000 déjà, les chefs d’Etat et de gouvernement avaient déclaré à Lisbonne vouloir faire de l’Union européenne, jusqu’en 2020, la région «la plus forte, la plus dynamique et la plus concurrentielle du monde», et la deuxième puissance économique après les Etats-Unis avec l’euro comme monnaie de réserve universelle à côté du dollar. Ce fut l’expression même de la folie des grandeurs qui s’était emparée du monde de la politique, de l’économie et des médias.
Selon l’Américain Jeremy Rifkin, l’Union européenne devait devenir une puissance mondiale en s’appuyant moins sur sa force militaire que, en tant que «puissance soft», sur sa force économique et sa promesse de prospérité croissante, perspective fort irréaliste qui ne tenait compte ni de la baisse démographique du continent ni de son niveau élevé de politique sociale qui l’empêchent à la longue de suivre le rythme de croissance de ses nouveaux concurrents. Il eût été préférable de ne pas faire cette déclaration à Lisbonne en 2000, car l’objectif est loin d’avoir été atteint.
Le résultat de cette double crise de l’Occident est la montée de la Chine comme nouvelle puissance mondiale qui dispose non seulement d’une énorme population d’environ un milliard et demi d’individus, mais aussi d’une direction efficace qui ignore les droits humains chers à l’Occident. La Chine a, au cours des deux dernières décennies, dépassé les Etats-Unis en tant que puissance économique mondiale, mais aussi l’Allemagne en tant que deuxième pays exportateur.
Nouveau système de pouvoir multipolaire
Nous assistons à la formation d’un nouveau système de pouvoir international multipolaire dans lequel la Chine et d’autres pays émergents tels que l’Inde ou le Brésil développent leur rôle à égalité avec les Etats-Unis et l’UE. On peut définir la relation de la Chine avec l’Occident comme un «affrontement coopératif» dont l’aspect contradictoire correspond à la réalité. D’une part, l’Empire du Milieu sait utiliser de façon optimale l’actuelle supériorité technique de l’Occident, et d’autre part il étend, par une stratégie offensive, son influence géopolitique dans le monde.
Tant la crise de la dette américaine que la crise financière globale et celle de l’euro sont provoquées par les pays eux-mêmes. Elles sont le résultat de décisions erronées de la classe politico-économique. Elles font partie de la longue série d’événements semblables de l’histoire décrits par l’historienne américaine Barbara Tuchman en 1984 dans une étude approfondie intitulée «The March of Folly» (La Marche folle de l’histoire) – du cheval de Troie de la Grèce antique à la trahison du gouvernement américain dans la guerre du Viêt-nam.
L’UE et le principe de subsidiarité
Peter Graf von Kielmansegg, professeur émérite de sciences politiques à Mannheim, a rappelé, dans la «Frankfurter Allgemeine Zeitung» du 8 juillet 2011, les premiers débats sur l’Europe qui eurent lieu après la Seconde Guerre mondiale. A cette époque, on ne concevait pas l’Europe comme un Etat puissant et centralisé mais comme une association nécessaire pour assurer l’existence des Etats après les dégâts causés sur le continent par les dictatures totalitaires et la guerre. En prémisse à ces débats se trouvait le principe de subsidiarité qui prévoyait que l’«Europe» pouvait se charger uniquement de ce que les Etats individuels n’arrivaient pas à maîtriser, comme le grand marché intérieur, une politique commune de défense, de l’économie, de l’énergie et de l’environnement.
Le principe de subsidiarité devait permettre de délimiter les compétences du pouvoir central et des Etats membres. Cette approche fut dépassée au cours des décennies suivantes par les intérêts économiques globaux très puissants et par la Commission européenne qui se révéla être un moteur de la centralisation, s’éloigna des citoyens et développa une bureaucratie démesurée. Ce fut le cas surtout à partir de 1990 lorsqu’on se lança à Bruxelles dans la voie – hostile aux peuples et à la tradition historique – de la centralisation outrancière qui avait été une des causes de l’effondrement de l’empire soviétique.
Une Europe des nations et des citoyens
La commission de Bruxelles prend un nouveau départ dans cette direction en profitant de la crise actuelle. Il faut prendre au sérieux la proposition de Kielmansegg de lancer un nouveau débat de fond afin de corriger les décisions erronées et les voies sans issue pour finalement aboutir à une conception politique de l’Europe qui serait avalisée par des référendums exprimant la volonté du peuple souverain. On sait que l’oligarchie politico-économique européenne actuelle redoute cette procédure comme la peste. En réalité, les décisions prises jusqu’à présent en vue de l’unification européenne apparaissent comme la volonté des élites, c’est-à-dire des banques et des multinationales.
Il faut corriger cette direction du projet européen qui a détruit tant de confiance, en mettant en place une Europe des nations et des citoyens dont les préoccupations principales ne seraient pas essentiellement matérielles et économiques, mais le reflet d’un continent conscient de son histoire et capable de mener une politique réaliste.
La grave double crise de l’Occident en Amérique et en Europe révèle un changement de système, le passage d’une démocratie représentative libérale à de nouvelles formes de domination oligarchique dissimulées sous des apparences démocratiques. Au cours du processus de globalisation, les institutions supranationales comme la Commission européenne et les organisations internationales comme le Fonds monétaire international (FMI) gagnent en influence politique. Elles se superposent aux décisions des gouvernements et des parlements nationaux.
Les intérêts des groupes capitalistes de la finance doivent être contrôlés démocratiquement
Les décisions se prennent en dehors du peuple souverain des démocraties et de ses représentants et sont le fruit de milieux oligarchiques dont la plupart n’ont aucune légitimité démocratique. Hans Vorländer, confrère de Kielmansegg à Dresde, parle de nouvelles formes de démocratie des élites («Frankfurter Allgemeine Zeitung» du 12 juillet 2011) qui apparaissent au grand jour notamment lors des séances de crise des chefs d’Etat et de gouvernement de l’UE. Les représentants du capital financier international y ont leur siège, officiellement en tant que «conseillers» des hommes politiques, mais en fait ils participent aux décisions quand ils ne sont pas les ultimes décideurs.
Selon Vorländer, ce changement de système présente encore un autre aspect: l’énorme développement de l’influence «du pouvoir interprétatif» des médias sur le corps électoral, notamment des médias électroniques qui, avec leur «dramaturgie visuelle» prégnante savent renforcer le sentiment d’absence d’alternative à la démocratie des élites et légitimer cette dernière. Les élections, qui devraient être un choix qualitatif de la part du corps électoral, font qu’il en est réduit dans cette démocratie de contemplation à se contenter d’approuver.
Les crises actuelles de l’Occident ont dévoilé les dessous des décisions prises par les organes de la «démocratie des élites». Elles ont démontré que ces élites ne peuvent absolument pas se targuer de vouloir le bien des peuples, n’étant préoccupées que des intérêts de leurs oligarchies. Il est urgent de réfléchir à la manière de rétablir un équilibre raisonnable entre l’intérêt général et les intérêts particuliers, donc d’instituer un contrôle politique officiel permanent des intérêts des groupes du capitalisme financier par une participation démocratique. •
(Traduction Horizons et débats)
par Klaus Hornung*
*Klaus Hornung, né en 1927, fut professeur de sciences politiques à l’Université de Stuttgart Hohenheim. Il a publié de nombreux ouvrages scientifiques, dont des classiques tels que «Das totalitäre Zeitalter. Bilanz des 20. Jahrhunderts» (L’ère totalitaire. Bilan du XXe siècle) ou son étude «Scharnhorst» consacrée à Gerhard Johann David von Scharnhorst, réformateur de l’armée prussienne. De 2001 à 2003, il fut président du Centre d’études Weikersheim.