Le cinéaste et ancien DG du Palais de la Culture a failli mourir, ciblé par un hélicoptère de Licorne puis battu à coups de crosse par les soldats d’Alassane Ouattara. Mais il a été jusqu’au bout de sa destinée de témoin des chocs de l’Histoire nationale. Il ne regrette rien. De son lieu de rééducation en France, il se souvient.
Dans le « refuge » où il s’est retiré, au cœur de la France profonde, pour panser ses plaies, le cinéaste Sidiki Bakaba, présent à la Résidence présidentielle de Cocody au moment du kidnapping de Laurent Gbagbo et de sa suite, soigne son âme à coups d’introspection philosophique. (...) Comme en novembre 2004, lors du premier «épisode» de la guerre de la France contre la Côte d’Ivoire. Une page tragique de l’histoire de la Côte d’Ivoire qu’il a «offerte» aux générations futures sous la forme d’un documentaire au nom évocateur : La Victoire aux Mains Nues.
« Je n’avais pas forcément l’intention de faire un film sur la crise postélectorale. Contrairement à ce qu’une légende bien orientée prétend, je ne suis pas allé sur le front avec l’intention de me battre arme au poing. C’est le front qui est venu vers moi ! Ma maison se trouve dans le pourtour présidentiel, à quelques minutes à pied de la Résidence présidentielle. Progressivement, les bruits de guerre se sont rapprochés. Un jour, je me réveille, et je vois devant mon domicile quelques centaines de jeunes combattants loyalistes. Ils m’expliquent qu’Abidjan est divisée, et que seuls les combattants sont dans la rue. Ils se reconnaissent par des noms de code bien spéciaux. Les uns, c’est « ami ami », les autres c’est « miaou miaou ». Bref, ils m’expliquent que je ne peux pas sortir seul même pour acheter du pain. Et ils me proposent de m’escorter, de me protéger d’une certaine manière. J’écoute ces jeunes soldats, qui sont mes compagnons par la force des choses. Et il me semble que je retrouve dans leur bouche les mêmes mots que ceux des jeunes qui, les mains nues, ont affronté les chars français en novembre 2004. Sauf que là, ils sont armés. Ils disent qu’ils sont prêts à mourir... Ils répètent : « Nous voulons libérer la Côte d’Ivoire, nous voulons libérer l’Afrique. L’indépendance que vous, nos oncles, avez eue, elle n’est pas réelle. Nous avons la mémoire de 2004. Cette fois, cela ne se passera pas comme ça, ils ne nous trouveront pas les mains nues ». La phrase « il faut libérer l’Afrique » crée une résonance en moi. Nous l’avions prononcée il y a longtemps, quand j’étais jeune, quand nous commencions à remettre en cause les indépendances dans nos pays. Je suis donc allé voir, sentir, et pourquoi pas témoigner de ce qui apparaissait déjà comme un remake de novembre 2004 ».
Sidiki Bakaba ne pense pas forcément à un documentaire. Mais dans sa tête trotte l’idée d’un film de fiction reconstituant l’histoire de la Côte d’Ivoire. (...) « Je ne voulais pas travailler à partir de ce qui a été écrit ou raconté par d’autres, mais vivre cette histoire-là, à l’endroit où je me trouvais». Du côté où il se trouvait aussi, peut-on ajouter. Comme les équipes de la chaîne de télévision franco-allemande Arte ont filmé la descente sanglante des FRCI à Abidjan, lui, il filmait ce qui est très vite apparue comme une résistance « héroïque » : quelques centaines de combattants qui font face aux assauts répétés d’adversaires soutenus logistiquement par l’armée française et par l’ONUCI. Mais qui, systématiquement, battent en retraite, perdent des hommes en masse, s’enfuient en laissant des liasses de faux billets offerts par leurs commanditaires poli- tiques – un mensonge fondamental qui explique sans doute aujourd’hui les actes de sabotage économique et de pillage forcené des FRCI.
Sidiki Bakaba, qui ne peut plus dormir chez lui dans ce contexte explosif, filme également le petit monde qui s’est aggloméré autour de Laurent Gbagbo à la Résidence, préparé à partager une destinée tragique. Il voit arriver là les généraux Philippe Mangou (chef d’état-major des Armées) et Edouard Tiapé Kassaraté (patron de la gendarmerie). Des généraux que la rumeur accuse déjà de trahison. Très vite, Laurent Gbagbo les éconduit, le cameraman de la RTI et lui. « Nous avons à nous dire des choses qui ne se disent pas devant les caméras », explique le chef de l’Etat. (...) Progressivement, la pression des coalisés se renforce. Un autre témoin présent à la Résidence raconte : « À partir du 7 avril, les attaques des hélicos se sont intensifiées. On était obligés de se réfugier au sous-sol. Le 9 avril, la dégradation s’est accélérée. La bibliothèque de la Résidence a pris feu, contaminée en quelque sorte par des voitures qui se trouvaient dans la cour et qui, bombardées, avaient explosé littéralement ». Révélation troublante : « Le vendredi, le bureau du président a été mitraillé au moment où il venait d’y entrer pour travailler un peu, comme si ses ennemis maîtrisaient ses mouvements. » Miraculeusement, Gbagbo s’en sort, et retourne au sous-sol. L’atmosphère est apocalyptique dans ce que les médias occidentaux appellent « le bunker ». Les veillées de prière se succèdent. « On n’espérait qu’en Dieu seul », se souvient ce témoin. Le dimanche 10 avril, en milieu d’après-midi, l’amiral Vagba Faussignaux annonce que les forces internationales vont venir chercher l’ambassadeur d’Israël, et demande aux soldats de ne pas tirer sur leurs hélicos. Il est 16h40. Très rapidement, une intense campagne de bombardements – la plus terrible ! – est engagée. Et Sidiki Bakaba, qui se trouve dans la cour, au niveau de la guérite, à l’entrée de la Résidence, est pris pour cible, contrairement à un canon bitube, qui ne se trouve pas trop loin. Et est provisoirement épargné. Une caméra accusatrice est sans doute une arme lourde bien plus menaçante... « Je sens quelque chose d’animal. Je me dis : « Cet hélico va me tirer dessus ». Je rentre dans le poste de contrôle. Je me couche par terre, et le mur s’effondre. Je suis comme projeté en l’air. Je retombe par terre. Je psalmodie. « Il n’y a de Dieu que Dieu ». Trois fois. Je me lève : une de mes jambes ne répond plus. Je sautille. Je me traîne jusqu’à l’infirmerie. Mon sang gicle de partout. Ils essaient de me soigner. Mais mon instinct de survie me pousse à ramper jusqu’au bâtiment principal. Je veux aller y mourir dignement. Là-bas, les médecins commencent à m’inciser avec des rasoirs, sans anesthésie. Ils sortent des éclats d’obus tout noirs de mon corps. C’est atroce. J’ai des moments de perte de connaissance. Et des fois je reprends connaissance. Je dis des choses, je les chante. Je répète que cette indépendance réelle, dont ces jeunes qui sacrifient leurs vies rêvent, deviendra réalité un jour. A titre personnel, je suis persuadé que je vais mourir. Des rideaux brûlent. Les personnes les plus religieuses parmi nous semblent partagées entre transe et peur. Je sens que c’est fini, avec la force des explosions. J’accepte le principe de ma mort. Je me dis que j’ai atteint plus de 60 ans, sur un continent où l’espérance de vie est de moins de 50 ans. Je n’ai ni le sentiment d’être un héros ni celui d’être un lâche, mais un homme qui meurt dignement ».
(La suite, demain)
Texte - T.Kouamouo
Dans le « refuge » où il s’est retiré, au cœur de la France profonde, pour panser ses plaies, le cinéaste Sidiki Bakaba, présent à la Résidence présidentielle de Cocody au moment du kidnapping de Laurent Gbagbo et de sa suite, soigne son âme à coups d’introspection philosophique. (...) Comme en novembre 2004, lors du premier «épisode» de la guerre de la France contre la Côte d’Ivoire. Une page tragique de l’histoire de la Côte d’Ivoire qu’il a «offerte» aux générations futures sous la forme d’un documentaire au nom évocateur : La Victoire aux Mains Nues.
« Je n’avais pas forcément l’intention de faire un film sur la crise postélectorale. Contrairement à ce qu’une légende bien orientée prétend, je ne suis pas allé sur le front avec l’intention de me battre arme au poing. C’est le front qui est venu vers moi ! Ma maison se trouve dans le pourtour présidentiel, à quelques minutes à pied de la Résidence présidentielle. Progressivement, les bruits de guerre se sont rapprochés. Un jour, je me réveille, et je vois devant mon domicile quelques centaines de jeunes combattants loyalistes. Ils m’expliquent qu’Abidjan est divisée, et que seuls les combattants sont dans la rue. Ils se reconnaissent par des noms de code bien spéciaux. Les uns, c’est « ami ami », les autres c’est « miaou miaou ». Bref, ils m’expliquent que je ne peux pas sortir seul même pour acheter du pain. Et ils me proposent de m’escorter, de me protéger d’une certaine manière. J’écoute ces jeunes soldats, qui sont mes compagnons par la force des choses. Et il me semble que je retrouve dans leur bouche les mêmes mots que ceux des jeunes qui, les mains nues, ont affronté les chars français en novembre 2004. Sauf que là, ils sont armés. Ils disent qu’ils sont prêts à mourir... Ils répètent : « Nous voulons libérer la Côte d’Ivoire, nous voulons libérer l’Afrique. L’indépendance que vous, nos oncles, avez eue, elle n’est pas réelle. Nous avons la mémoire de 2004. Cette fois, cela ne se passera pas comme ça, ils ne nous trouveront pas les mains nues ». La phrase « il faut libérer l’Afrique » crée une résonance en moi. Nous l’avions prononcée il y a longtemps, quand j’étais jeune, quand nous commencions à remettre en cause les indépendances dans nos pays. Je suis donc allé voir, sentir, et pourquoi pas témoigner de ce qui apparaissait déjà comme un remake de novembre 2004 ».
Sidiki Bakaba ne pense pas forcément à un documentaire. Mais dans sa tête trotte l’idée d’un film de fiction reconstituant l’histoire de la Côte d’Ivoire. (...) « Je ne voulais pas travailler à partir de ce qui a été écrit ou raconté par d’autres, mais vivre cette histoire-là, à l’endroit où je me trouvais». Du côté où il se trouvait aussi, peut-on ajouter. Comme les équipes de la chaîne de télévision franco-allemande Arte ont filmé la descente sanglante des FRCI à Abidjan, lui, il filmait ce qui est très vite apparue comme une résistance « héroïque » : quelques centaines de combattants qui font face aux assauts répétés d’adversaires soutenus logistiquement par l’armée française et par l’ONUCI. Mais qui, systématiquement, battent en retraite, perdent des hommes en masse, s’enfuient en laissant des liasses de faux billets offerts par leurs commanditaires poli- tiques – un mensonge fondamental qui explique sans doute aujourd’hui les actes de sabotage économique et de pillage forcené des FRCI.
Sidiki Bakaba, qui ne peut plus dormir chez lui dans ce contexte explosif, filme également le petit monde qui s’est aggloméré autour de Laurent Gbagbo à la Résidence, préparé à partager une destinée tragique. Il voit arriver là les généraux Philippe Mangou (chef d’état-major des Armées) et Edouard Tiapé Kassaraté (patron de la gendarmerie). Des généraux que la rumeur accuse déjà de trahison. Très vite, Laurent Gbagbo les éconduit, le cameraman de la RTI et lui. « Nous avons à nous dire des choses qui ne se disent pas devant les caméras », explique le chef de l’Etat. (...) Progressivement, la pression des coalisés se renforce. Un autre témoin présent à la Résidence raconte : « À partir du 7 avril, les attaques des hélicos se sont intensifiées. On était obligés de se réfugier au sous-sol. Le 9 avril, la dégradation s’est accélérée. La bibliothèque de la Résidence a pris feu, contaminée en quelque sorte par des voitures qui se trouvaient dans la cour et qui, bombardées, avaient explosé littéralement ». Révélation troublante : « Le vendredi, le bureau du président a été mitraillé au moment où il venait d’y entrer pour travailler un peu, comme si ses ennemis maîtrisaient ses mouvements. » Miraculeusement, Gbagbo s’en sort, et retourne au sous-sol. L’atmosphère est apocalyptique dans ce que les médias occidentaux appellent « le bunker ». Les veillées de prière se succèdent. « On n’espérait qu’en Dieu seul », se souvient ce témoin. Le dimanche 10 avril, en milieu d’après-midi, l’amiral Vagba Faussignaux annonce que les forces internationales vont venir chercher l’ambassadeur d’Israël, et demande aux soldats de ne pas tirer sur leurs hélicos. Il est 16h40. Très rapidement, une intense campagne de bombardements – la plus terrible ! – est engagée. Et Sidiki Bakaba, qui se trouve dans la cour, au niveau de la guérite, à l’entrée de la Résidence, est pris pour cible, contrairement à un canon bitube, qui ne se trouve pas trop loin. Et est provisoirement épargné. Une caméra accusatrice est sans doute une arme lourde bien plus menaçante... « Je sens quelque chose d’animal. Je me dis : « Cet hélico va me tirer dessus ». Je rentre dans le poste de contrôle. Je me couche par terre, et le mur s’effondre. Je suis comme projeté en l’air. Je retombe par terre. Je psalmodie. « Il n’y a de Dieu que Dieu ». Trois fois. Je me lève : une de mes jambes ne répond plus. Je sautille. Je me traîne jusqu’à l’infirmerie. Mon sang gicle de partout. Ils essaient de me soigner. Mais mon instinct de survie me pousse à ramper jusqu’au bâtiment principal. Je veux aller y mourir dignement. Là-bas, les médecins commencent à m’inciser avec des rasoirs, sans anesthésie. Ils sortent des éclats d’obus tout noirs de mon corps. C’est atroce. J’ai des moments de perte de connaissance. Et des fois je reprends connaissance. Je dis des choses, je les chante. Je répète que cette indépendance réelle, dont ces jeunes qui sacrifient leurs vies rêvent, deviendra réalité un jour. A titre personnel, je suis persuadé que je vais mourir. Des rideaux brûlent. Les personnes les plus religieuses parmi nous semblent partagées entre transe et peur. Je sens que c’est fini, avec la force des explosions. J’accepte le principe de ma mort. Je me dis que j’ai atteint plus de 60 ans, sur un continent où l’espérance de vie est de moins de 50 ans. Je n’ai ni le sentiment d’être un héros ni celui d’être un lâche, mais un homme qui meurt dignement ».
(La suite, demain)
Texte - T.Kouamouo
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