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«Général de Gaulle. Analyse d’un phénomène»

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Le texte suivant a été rédigé à la demande de la Radio bavaroise et diffusé le 21 janvier 1968, date du cinquième anniversaire de la signature du Pacte d’amitié franco-allemand par Adenauer et de Gaulle. Nous n’aborderons pas ici les événements qui ont entraîné la démission du général le 28 avril 1969. Il m’a semblé juste de reproduire le texte tel qu’il a été rédigé du vivant de de Gaulle, lorsqu’il était encore Président de la République. Il est mort le 9 novembre 1970, peu avant son quatre-vingtième anniversaire. Les chefs d’Etat et de gouvernement de presque tous les pays du monde ont participé à ses funérailles à Notre-Dame de Paris mais selon son vœu, il a été enterré au cimetière du village de Colombey-les-deux-Eglises en l’absence de personnalités officielles. Le général ne souhaitait ni discours ni honneurs à l’occasion de sa mort. par Jean-Rodolphe de Salis (1901–1996), janvier 1968
«Général de Gaulle. Analyse d’un phénomène»
Le nom du général de Gaulle fut subitement connu dans le monde entier lorsque cet officier d’à peine cinquante ans refusa de considérer comme définitive la défaite de l’armée française du début de l’été 1940 et que, de Londres, il appela les Français à poursuivre la lutte contre l’ennemi aux côtés des Alliés. C’était un acte de révolte, de refus d’obéissance à l’égard de ses supérieurs militaires, de rébellion contre le gouvernement du maréchal Pétain, installé à Bordeaux, qui fit de l’entrée de Charles de Gaulle dans la politique de son pays et de l’Europe un événement historique.

De Gaulle est entré dans l’histoire en tant qu’officier renégat qui quitta son pays au moment de la catastrophe afin de poursuivre la lutte en Angleterre. Le régime de Vichy qui avait cédé aux conditions d’Hitler ne manqua pas de le faire condamner à mort par un tribunal. La rupture avec la tradition, avec la discipline militaire, avec des idées politiques et stratégiques dépassées, la rupture apparente avec un pays envahi par les divisions blindées ennemies mais qui, après la panique engendrée par une défaite trop soudaine, avait repris ses esprits et préparait en secret la résistance contre l’occupant, ces ruptures associées à la rébellion contre les autorités de la France occupée déterminèrent à jamais le caractère et la carrière du Général.
Ce sont souvent des circonstances dramatiques qui permettent à des personnalités extraordinaires d’intervenir dans le monde en combattant et en changeant les choses. Ainsi Churchill devint Premier ministre le 10 mai 1940, le jour de la grande offensive allemande contre l’Europe occidentale et de Gaulle le chef de la France combattante ou France libre le 18 juin, jour de son appel au peuple français. Mais «extraordinaire» signifie «hors de l’ordre habituel des choses», «au-delà des carrières normales», «opposé aux forces sociales établies». En ce qui concerne de Gaulle, cela signifiait qu’un colonel devenu général de brigade, qui avait, en pleine confusion des combats, été nommé par le Président du Conseil Paul Reynaud sous-secrétaire à la Défense nationale, contestait le gouvernement de Pétain reconnu par tous les Etats et se faisait fort de représenter la légitimité et la continuité de l’Etat français.

Doué d’une autorité naturelle et d’une grande intelligence

Or, aux yeux de l’extérieur, en cet été 1940, de Gaulle n’était qu’un réfugié dans la capitale de l’Empire britannique. Aucun des politiques et des militaires français de premier plan (à l’exception du général Catroux) n’avait répondu à son appel. Il ne disposait que d’une poignée de fidèles, pour la plupart de jeunes officiers et fonctionnaires, et d’une petite armée dont il put passer en revue les premiers contingents à temps le 14 juillet à Londres. Mais de Gaulle fut reconnu par Churchill non pas comme chef d’un gouvernement en exil, car le gouvernement britannique ménageait Vichy, mais comme le chef de ceux qui poursuivaient le combat aux côtés de la Grande-Bretagne et de ses alliés. Il était fier, solitaire, secret et pourtant éloquent, doué d’une autorité naturelle et d’une haute intelligence, presque dépourvu de moyens financiers avant que plusieurs colonies françaises d’Afrique équatoriale se joignent cette année-là encore à son mouvement. Disposant après un certain temps de plusieurs divisions et de quelques navires de guerre, il est constamment soucieux de se poser non pas en mercenaire des Anglais, ce qui lui fut reproché par les autorités françaises, mais comme leur allié agissant en toute indépendance et en chef reconnu de la Résistance française intérieure. Il mène une sorte de guerre sur deux fronts: contre l’ennemi extérieur et contre les alliés anglo-saxons qui ne tiennent pas compte des intérêts et des droits français. Finalement, il réussit à se faire entendre de Churchill et de Roosevelt et des autorités et des officiers français – qui lui sont peu favorables au début – d’Afrique du Nord où les Anglo-américains ont occupé le Maroc et l’Algérie au début de 1942. En 1943, il est président du Comité français de libération nationale à Alger qu’un corps expéditionnaire français sous les ordres du général Juin a pu faire participer à la campagne d’Italie avant que ces troupes débarquent en août 1944 dans le Sud de la France avec les troupes américaines et que, sous le commandement de de Lattre de Tassigny, elles participent à la libération de la France et à la campagne d’Alsace. Le gouvernement provisoire français sous la présidence de de Gaulle, qui est à nouveau installé à Paris et qui peut reprendre d’une main ferme le contrôle du pays en effervescence est reconnu officiellement à l’automne par les gouvernements américain, britannique et soviétique. Si l’on veut parler du «phénomène de Gaulle», il est indispensable de se rappeler les débuts de la carrière politique du Général. Elle a influencé trop fortement l’officier, l’homme d’Etat et l’homme tout court pour ne pas nous livrer une clé pour comprendre la personnalité riche et complexe de l’actuel Président de la République française.
Apparemment, ni sa famille catholique et légitimiste ni le milieu social dans lequel il a grandi ni sa formation d’officier à la célèbre école militaire de Saint-Cyr ne destinaient ce rejeton d’une famille de la petite noblesse embourgeoisée à une carrière qui le mit en contradiction avec les couches conservatrices dominantes. Mais sa vive intelligence, qui n’a jamais renié sa formation classique, et sa foi dans les traditions nationales l’ont sensibilisé assez tôt aux changements profonds et aux bouleversements du monde moderne qui ont suivi la Première Guerre mondiale. Son esprit philosophique et ses dons littéraires lui firent comprendre les troubles profonds du siècle nouveau. De Gaulle ne fut jamais seulement un militaire: ses premiers écrits, qui concernent les rapports étroits entre la politique et la conduite de la guerre, trahissent déjà l’homme à l’esprit vif et très cultivé qui a étudié les lois de l’histoire.
En 1916, le capitaine de Gaulle, blessé à Verdun, fut fait prisonnier par les Allemands et comme il maîtrisait leur langue, il a prêté toute son attention aux événements militaires et politiques qui ont conduit à la défaite allemande de 1918 et aux révolutions en Russie et en Allemagne. Il a pu enrichir ses expériences lorsqu’il se trouvait en Pologne avec la mission militaire française et fut témoin de la victoire polonaise de 1920 sur l’Armée rouge. Il acquit la conviction profonde que les nations sont la source et le moteur de tous les événements politiques lorsqu’il vit que le peuple polonais pauvre et arriéré ne voulait absolument pas se laisser libérer par les troupes de la Russie révolutionnaire et soutint la guerre contre l’intrus. De Gaulle avait partagé sa période de captivité à Ingolstadt avec l’officier tsariste Toukhatchevski, issu comme lui de la petite noblesse, et il ne fut pas surpris lorsque celui-ci se mit à la disposition du régime révolutionnaire russe et entra en Pologne avec l’Armée rouge.
Une des idées fondamentales du Général concernant l’histoire était que les régimes politiques, les structures sociales et les idéologies ne sont que des formes extérieures que les Etats et les peuples se donnent au cours de l’histoire et que leurs racines et leurs intérêts permanents sont plus forts que tous les bouleversements et que même les mouvements révolutionnaires retrouvent nécessairement peu à peu les voies de l’histoire nationale. En tant que Français et patriote, il ne pouvait pas penser autrement car il n’y a guère d’autre pays dont l’histoire présente des contradictions aussi importantes que la France quand on pense que des personnages aussi différents que Jeanne d’Arc, Richelieu, Napoléon, les rois et les hommes d’Etats de la République et des institutions et idées politiques aussi différentes que la monarchie catholique, la Révolution, l’Empire et la démocratie parlementaire se sont fondues pour constituer une grande tradition nationale.
En tant qu’observateur du temps présent, de Gaulle qui, pendant l’occupation de la Rhénanie, avait exercé un commandement à Trèves, n’eut pas de peine à se rendre compte que la chute de la monarchie en Allemagne et son remplacement par une république parlementaire n’avait pas changé grand-chose à l’opinion publique et à la ferveur latente de son nationalisme.

L’attitude du Général à l’égard de l’Allemagne était ambivalente, oscillant entre l’admiration et la crainte

Le fait que le premier ouvrage du Général, paru en 1925, ait été consacré aux événements allemands de la Première Guerre mondiale est caractéristique de l’orientation de sa pensée des débuts à aujourd’hui. Le titre même est révélateur: «La discorde chez l’ennemi». Un de ses biographes écrit que c’est son texte le plus caractéristique. L’attitude du Général à l’égard de l’Allemagne était ambivalente, oscillant entre l’admiration et la crainte. En matière de politique intérieure et extérieure, l’attitude de de Gaulle est celle d’un Français du Nord, d’un homme né à Lille, dans la région frontalière avec la Flandre, qui a été depuis des siècles le théâtre d’invasions, de guerres, de batailles décisives. Cela a eu pour conséquence que la population n’a pu surmonter les tempêtes de l’histoire que grâce à une discipline puritaine et au travail. Pendant la Première Guerre mondiale, le Nord de la France fut occupé longtemps par les Allemands et fut le théâtre de batailles importantes. Les travailleurs des houillères et des usines textiles, les paysans flamands de la région frontalière étaient dans le régiment d’infanterie commandé pendant la guerre par l’officier de Gaulle, hommes opiniâtres et graves auxquels de Gaulle a toute sa vie identifié le peuple français. Cela, disons-le en passant, a eu pour conséquence que son style n’a jamais été bien compris au sud de la Loire. Cette différence se manifeste encore aujourd’hui dans les résultats électoraux: le Sud de la France n’est pas favorable à de Gaulle. D’un point de vue stratégique et de politique extérieure, sa relation au Nord de la France explique l’extrême attention prêtée par ce penseur politico-militaire à tout ce qui est allemand, à ce qui est pour lui un voisin et un ennemi mais aussi un voisin et un ami potentiel, ce qui lui fait avouer à l’occasion que son arrière-grand-mère était originaire de la Rhénanie-Palatinat.
L’ouvrage en question traite du comportement du commandement de l’armée allemande qui a permis la contre-attaque de la Marne en septembre 1914, du combat du grand-amiral von Tirpitz qui a conduit à la guerre sous-marine sans restrictions et à l’entrée en guerre de l’Amérique, du renversement du chancelier de l’Empire von Bethmann-Hollweg et à la dictature de fait des généraux qui, méconnaissant les courants politiques intérieurs et les rapports de forces militaires, a provoqué l’effondrement de 1918. De Gaulle dit le plus grand bien de la volonté de vaincre et de la capacité de souffrance du peuple allemand de même que de l’audace, de l’esprit d’entreprise et de la mise en œuvre efficace de tous les moyens qui caractérisent à son avis le commandement militaire allemand entre 1914 et 1918. Pour lui, le défaut commun de ces hommes remarquables réside dans leur penchant pour les entreprises démesurées, leur volonté d’étendre coûte que coûte leur pouvoir personnel, le mépris des limites imposées par l’expérience, la raison et les lois.

La grandeur consiste dans la dignité, la renommée, l’honorabilité et l’indépendance

La démesure, l’abus de pouvoir, le mépris des lois, rien n’est plus suspect à cet écrivain militaire formé aux normes du classicisme latin et français, imprégné d’histoire et tenant en haute estime la raison, la mesure et les valeurs éthiques, qui à l’âge de trente-cinq ans sort de son existence obscure d’officier subalterne en publiant son premier ouvrage. Certes de Gaulle admirait le génie militaire de Napoléon mais il a peu parlé de lui. Il lui reste étranger et ne le considère pas comme digne d’être imité car de Gaulle se distingue à bien des égards du grand consensus, non seulement en raison de son origine nordiste et bourgeoise, de sa formation humaniste, mais avant tout de son attachement à la mesure, au respect intelligent des limites. Son sens de la «grandeur» si souvent évoqué n’est pas en contradiction avec cela bien qu’il soit à l’origine de certains malentendus. Cette grandeur est pour lui une notion éthique: elle signifie dignité, renommée, honorabilité et indépendance. La grande nation doit rester fidèle à son attitude également lorsque, comme en 1940, il lui arrive un grand malheur et également quand, après la Seconde Guerre mondiale, elle dépend de l’aide étrangère, et surtout quand, comme aujourd’hui, il existe au monde des Etats beaucoup plus grands et puissants qui relèguent au second rang des pays comme la France et l’Angleterre, et aussi lorsque le Président de Gaulle, entre 1958 et 1962, accorde de son propre chef à l’empire colonial d’Afrique, qui fut longtemps la fierté des Français et de leur armée, une indépendance politique totale et ne songe aucunement à étendre le territoire ou à d’autres aventures telles que celles qui, par le passé, ont apporté à la France certes la gloire mais également beaucoup de revers et de souffrances.
De Gaulle a un jour condamné l’outrecuidance dont la France s’est parfois rendue coupable dans le passé. A ses yeux, la grandeur n’est pas la démesure, ni la supériorité matérielle, ni la présomption. Le fait qu’il ait insisté sur la notion de grandeur pourrait provenir du fait que la catastrophe de 1940 n’a cessé de l’inciter à voir dans le rétablissement de la force et de l’influence de son pays la mission de sa vie, d’autant plus que, pendant et après la guerre, ses propres alliés britanniques et américains les considéraient, lui et la France, avec un certain mépris. De Gaulle ne peut pas imaginer une Europe sans la France et une France sous tutelle étrangère. Son caractère rebelle et inflexible a été stimulé par le fait que des puissances lointaines comme l’Amérique et la Russie, de même que l’Angleterre, plus attachée à ses intérêts atlantiques qu’à l’Europe, se firent fort, après la victoire, de remettre de l’ordre dans les affaires européennes sans la France.

La Prusse de 1806 et la France de 1940 sont d’authentiques cas parallèles de l’histoire militaire

Durant la Seconde Guerre mondiale, depuis Londres, Alger et finalement Paris, de Gaulle s’est sciemment concentré sur la conduite politique, qui détermine aussi la conduite de la guerre, et il a fait exécuter les opérations militaires par ses généraux. Mais entre les deux guerres mondiales, il s’était trouvé en contradiction avec les conceptions de la hiérarchie militaire française qui selon lui étaient non seulement obsolètes et offraient donc peu de chances de succès en cas de guerre, mais ne cadraient pas avec la politique extérieure française. La mentalité et la doctrine stratégique du maréchal Pétain et des vieux généraux français demeuraient ce qu’elles avaient été entre 1914 et 1918: ils se reposaient pour ainsi dire sur leurs lauriers, à l’instar des généraux prussiens après la mort de Frédéric le Grand jusqu’à ce qu’à Iéna, dotés de leurs moyens obsolètes bien qu’autrefois éprouvés, ils subissent la défaite contre Napoléon. La Prusse de 1806 et la France de 1940 sont d’authentiques cas parallèles de l’histoire militaire. Rien n’était plus contraire à la pensée technique et tactique moderne de de Gaulle que l’attitude défensive attentiste qui s’exprimait par la construction de la Ligne Maginot. Il était persuadé que l’avenir appartenait à la guerre de mouvement et dans son livre «Vers l’armée de métier» (1934) il a, presque en même temps que des théoriciens allemands, prôné l’engagement d’unités blindées menant des opérations de façon autonome. Le conflit ouvert concernant la bataille de France de 1940 qui éclata entre de Gaulle et les vieux chefs militaires remontait aux conceptions qu’il aavaient recommandées durant des années et que ceux-ci avaient repoussées sans ménagements. Cela permit à de Gaulle d’expliquer depuis Londres que la défaite était due aux défaillances, à l’aveuglement et aux défauts du haut commandement et de ses méthodes.
En mars 1935, Paul Reynaud, influencé par les écrits de de Gaulle, intervint sans succès à la Chambre des députés pour demander que la France se dote d’une force d’intervention mobile sous forme de divisions blindées, car sinon, en cas de coup dur, elle ne pourrait pas se porter rapidement au secours de ses alliés d’Europe centrale et orientale. Reynaud avait demandé au colonel de Gaulle de lui écrire la partie militaire de son discours. L’occupation de la Tchécoslovaquie par la Wehrmacht d’Hitler puis, une fois la guerre éclatée, la défaite rapide de la Pologne apportèrent la preuve que la France était incapable de mener une offensive contre l’Allemagne pour venir en aide à ses alliés d’Europe orientale. Mais même ces leçons évidentes n’incitèrent pas le haut commandement français à mettre de l’ordre dans sa défense antichar et antiaérienne avant l’offensive allemande à l’Ouest. Dans le jugement de de Gaulle sur le commandant en chef de 1940, le général Weygand, le conflit entre deux générations, entre deux mondes, apparaît dans toute sa profondeur. Pour lui, le généralissime, qui fut emporté par un courant qu’il renonça à maîtriser, chercha l’issue qui lui était ouverte, c’est-à-dire la capitulation.

Nous avons perdu une bataille, mais nous n’avons par perdu la guerre

L’armistice de juin 1940 était le fruit, de Gaulle en était persuadé, de l’erreur de jugement des hommes responsables de la défaite. «Foudroyés aujourd’hui par la force mécanique, dit de Gaulle le 18 juin à la radio de Londres, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là.» Il fallait alors pour faire cette déclaration une foi qui déplace les montagnes, mais qui s’avéra être l’expression d’un jugement clairvoyant qui estimait à leur juste valeur la situation militaire et politique. Il attira l’attention sur la combativité et les moyens presque illimités de l’Empire britannique et de l’industrie américaine qui créeraient cette «force mécanique» supérieure, alors qu’à Vichy on s’adonnait au rêve d’un accord de paix rapide entre l’Angleterre et l’Allemagne. Le slogan forgé à Londres par de Gaulle pour une affiche de la propagande gaullienne: «Nous avons perdu une bataille, mais nous n’avons pas perdu la guerre» pouvait s’appuyer sur de bonnes raisons avant même que la Russie et l’Amérique ne soient impliquées dans la guerre.
Ces précisions aussi ont leur importance pour la politique actuelle de de Gaulle. D’une part elles renforçaient sa confiance dans sa propre capacité de jugement, dans le bon sens, dans une attitude honorable. D’autre part, elles confortaient son idée que, au vu de la préparation insuffisante à la guerre de la Grande-Bretagne dans les premières années de la guerre et la longue neutralité des Etats-Unis, qui ne furent entraînés dans la guerre qu’à la suite de l’attaque japonaise de Pearl Harbour, la France devait posséder sa propre force défensive pour faire face à d’éventuelles surprises. Finalement, de Gaulle fonde sur ces expériences la conviction que seul un pays dont l’armée est équipée des moyens les plus modernes de la technique militaire a quelque espoir d’être pris au sérieux en politique étrangère.
Lorsque de Gaulle reprit la tête du gouvernement français en 1958, un précédent président du Conseil des ministres, Gaillard, avait déjà pris la décision, sur le conseil de son chef d’état-major, de faire de la France une puissance nucléaire. Le Général la fit ensuite réaliser et expérimenter dans la mesure du possible, et il est clair qu’à cette occasion, le souvenir de l’absence de blindés au début de la guerre précédente et le retard de l’intervention des alliés de la France lui trottaient dans la tête.
De Gaulle réfuta l’objection selon laquelle l’Amérique disposait d’une réserve de bombes à côté de laquelle la force nucléaire française ne pesait pas lourd en faisant remarquer qu’on n’avait encore jamais entendu dire qu’un allié plus faible ne pouvait pas posséder les armes les plus modernes. Et il argua aussi qu’on ne pouvait raisonnablement pas attendre d’un allié plus puissant, mais éloigné, qu’il expose, en raison d’un conflit en Europe, ses propres villes à la destruction. De Gaulle n’a jamais oublié qu’en 1940, le président Roosevelt avait repoussé de façon assez cassante l’appel au secours du Président du conseil des ministres Reynaud et que qu’il n’avait même pas laissé entrevoir officieusement une aide ultérieure des Etats-Unis.
Dans cette perspective, on comprend que le président de l’Etat français se soit tenu à l’écart dans la question du Traité de non prolifération des armes nucléaires. A son avis, un tel Traité transformerait simplement l’hégémonie de fait de l’Union soviétique et de l’Amérique, qui impliquait le partage de l’Europe, en un renforcement du monopole stratégique accepté par les Etats plus petits. Seule la promesse de ces deux puissances de réduire leur force nucléaire et de prendre leur désarmement au sérieux pourrait justifier le renoncement de la France à l’arme nucléaire. Selon une expérience jamais démentie, la politique extérieure et la stratégie, la diplomatie et l’état de préparation à la guerre sont interdépendants et nécessitent donc une adaptation des moyens de défense aux intérêts de la politique extérieure d’un Etat.

La question du Rhin est une affaire concernant les Allemands et les Français

Pas moins que dans les questions de stratégie et de technique militaires, on peut suivre la continuité et la logique des conceptions de de Gaulle en politique européenne. Le troisième tome de ses «Mémoires de guerre» contient une note concernant son entretien avec Harry Hopkins, ambassadeur spécial du président Roosevelt qui rencontra à Paris le chef du gouvernement français d’alors un des derniers jours de janvier 1945, à la veille de la conférence de Yalta. De Gaulle reprocha à son visiteur le fait que l’Amérique voulait régler les destinées de l’Europe en l’absence de la France, et que c’était d’autant plus incompréhensible qu’ensuite on serait obligé de s’assurer de l’accord de Paris. Hopkins n’avait pas contesté cela et signalé la collaboration de la France au sein de la «Commission européenne» de Londres; par ailleurs, il avait fait remarquer que les Etats-Unis étaient plus disposés que les deux autres alliés à résoudre la question du Rhin comme le souhaitait la France. De Gaulle répondit que la question du Rhin ne serait pas réglée par l’Amérique, et pas non plus par la Russie ou la Grande-Bretagne. La solution, s’il y en avait une, ne pourrait être trouvée un jour que par la France ou par l’Allemagne. Toutes deux l’avaient longtemps cherchée l’une contre l’autre. Demain, elles la découvriraient peut-être en s’associant.
Ces mots expriment la clairvoyance et la fierté. La clairvoyance, en ce sens que le chef du gouvernement français, avant même que les troupes alliées aient franchi le Rhin et forcé la Wehrmacht à capituler malgré toutes les souffrances et les ressentiments que l’expérience de la guerre et de l’occupation avaient laissés dans l’esprit des Français, considérait que l’avenir devait être réglé, si possible ensemble, par les Allemands et les Français. La fierté, parce qu’un homme d’Etat de cette partie du monde ne pouvait pas accepter, malgré les rapports de force dominants, que les Américains, les Russes et les Anglais se fassent fort de régler, sans la collaboration des peuples d’Europe les plus directement concernés, des questions qui, en l’occurrence, regardaient en premier lieu deux nations importantes, la France et l’Allemagne.
Ce que de Gaulle reprocha dès lors aux conférences de Yalta et de Potsdam n’était rien d’autre que la tentative de puissances d’outre-mer de régler, en association avec la Russie soviétique, les questions de l’avenir de l’Europe par le moyen des zones d’influence. Il put toutefois être satisfait que, lors de l’occupation de l’Allemagne et de l’Autriche, la France obtienne une des quatre zones d’occupation proportionnelle à la participation de 1’Armée française à la campagne du Sud de l’Allemagne, ainsi qu’un des cinq sièges permanents au Conseil de sécurité des Nations Unies, à côté de l’Amérique, de l’Angleterre, de la Russie et de la Chine, de même qu’un représentant au Conseil interallié qui, selon les Accords de Potsdam, était compétent pour l’administration de l’Allemagne. Cela ne l’empêcha pas dès lors de considérer avec insistance la responsabilité et l’indépendance des peuples et Etats européens, autant envers l’Amérique qu’envers la Russie, comme le but véritable et nécessaire de la politique française et européenne. Lorsque le 11 septembre 1945, le conseil des quatre ministres des affaires étrangères alliés, créé à Potsdam, allait se réunir à Londres, de Gaulle déclara la veille dans une interview du «Times» de Londres: «La Hollande, la Belgique, l’Italie, l’Allemagne de l’Ouest, normalement la presqu’île ibérique et d’autres pays aspirent de façon naturelle à une collaboration économique et culturelle avec la France et l’Angleterre. Si ce facteur historique était négligé, ce serait une source d’inquiétudes en Europe […] En tant que puissances démocratiques, la France et l’Angleterre, mais tout autant leurs voisins les plus proches parmi les autres nations, doivent honorer les traditions qui leur confèrent un caractère particulier et d’ailleurs sensiblement analogue.»

C’en était fait de l’Europe si la France n’avait pas été présente lors de la victoire

Au moment où l’Europe de l’Est se retrouva sous l’emprise du communisme, de Gaulle mit en évidence le caractère «démocratique» des peuples de l’Europe occidentale, ce qui, en France, fâcha les communistes dont le journal imprima en gros caractères: «Un bloc de Ouest? Non!» Une année avant le discours de Churchill à Zurich, le chef du gouvernement français prôna l’idée d’une compréhension et d’une collaboration des peuples de l’Europe de l’Ouest en incluant expressément l’«Allemagne de l’Ouest» comme partenaire. Pourquoi seulement l’Allemagne de l’Ouest? Certainement parce qu’un esprit politique pouvait reconnaître, l’année des conférences de Yalta et de Potsdam déjà, que la zone d’occupation soviétique vivrait à long terme séparée du reste de l’Allemagne. Bien que les années suivantes, le mouvement pour une Europe unie ait emprunté d’autres voies que celles que de Gaulle avait en tête, il est un authentique Européen au sens historique, culturel et libéral. Lorsque quelques semaines après la fin de la guerre il visita la ville de Stuttgart en ruines, il sentit son cœur d’Européen se serrer. Ensuite, à Fribourg, il rappela les liens qui jadis rapprochaient les Français et les Allemands du Sud et qui devaient réapparaître pour construire l’Europe et l’Occident». Des hommes d’Etat belges lui donnèrent alors l’assurance que c’en était fait de l’Europe si la France n’avait pas été présente lors de la victoire». Il est significatif que non seulement de Gaulle, mais aussi la politique de la IVe République qui fut menée entre 1946 et 1958 sans sa participation s’engagea dans des rapports plus étroits avec la République fédérale d’Allemagne qu’avec la Grande-Bretagne. A l’époque du débarquement des Anglo-américains en juin 1944, Churchill lui lança à la figure, dans une des violentes disputes qu’il eut avec de Gaulle: «Sachez-le! Chaque fois qu’il nous faudra choisir entre l’Europe et le grand large, nous serons toujours pour le grand large. Chaque fois qu’il me faudra choisir entre vous et Roosevelt, je choisirai toujours Roosevelt.» De Gaulle raconte dans ses Mémoires qu’en 1945, il avait essayé de gagner Churchill à l’idée de l’Europe, mais qu’il avait échoué. A la fin, ils s’étaient mis d’accord sur le fait que l’Angleterre était une île, la France un avant-poste d’un continent et l’Amérique un autre monde.
Entre-temps les relations entre la Grande-Bretagne et la France et l’Europe ont subi diverses variations. Après la fin de la guerre, l’insularité profondément enracinée historiquement, géographiquement et économiquement chez les Anglais n’a guère changé. Le gouvernement travailliste dirigé par Attlee qui était au pouvoir depuis juillet 1945 a refusé de participer au projet d’union économique des pays d’Europe occidentale. L’Angleterre n’est pas entrée dans la Communauté du charbon et de l’acier créée par Robert Schuman. En tant que chef de l’opposition conservatrice à partir de 1946, Churchill a bien prôné une Europe unie dans des discours ayant un vaste impact. Mais lorsque dans les années 1950 il fut redevenu Premier ministre, il a refusé la participation de l’Angleterre au projet de Communauté de défense européenne, avant même que le Parlement français ne la rejette également. L’Angleterre avait également rejeté le Traité de Rome qui a créé la Communauté économique européenne et signé dix ans auparavant. Mais le 14 janvier 1963, c’est le Président de Gaulle qui, dans une célèbre conférence de presse, mit fin aux négociations entre le gouvernement britannique et la Commission européenne de Bruxelles. Ses explications suscitèrent plus d’opposition par leur forme que par leur fond. Après bien des mois, ces négociations n’avaient apporté aucune solution aux questions des préférences du Commonwealth et du marché agricole commun; les négociateurs impliqués avaient l’impression qu’elles auraient fini en queue de poisson des semaines, voire des mois plus tard.

Coopérer avec l’Ouest ou avec l’Est […] sans jamais accepter une quelconque dépendance

La Commission européenne de Bruxelles, dans son rapport d’expertise sur ce problème, avait souligné la situation critique de l’économie anglaise, le caractère désuet de ses structures et traditions, le déficit permanent de sa balance commerciale, la faiblesse de la livre dévaluée entre-temps et la difficulté de l’Angleterre à adhérer à la politique agricole de la C.E.E. Selon la position française, la Grande-Bretagne devait d’abord mettre de l’ordre chez elle et mener une réforme radicale de son économie et de sa politique car la Communauté des six n’était pas encore assez forte pour supporter les charges et les retards énormes de l’économie anglaise. La Communauté elle-même avait encore quelques problèmes à résoudre. De plus, des raisons politiques étaient sans doute déterminantes pour la demande d’adhésion des Britanniques car l’étroite coopération franco-allemande faisait comprendre aux hommes politiques britanniques que leur pays, en se tenant si longuement à l’écart, avait perdu son ancien rôle d’arbitre et beaucoup de son influence sur l’Europe.
On a souvent fait référence à une formule des «Mémoires» de de Gaulle qui pourrait sonner un peu bizarre aux oreilles modernes: Pour que l’Europe puisse trouver son équilibre et une paix durable, écrit-il, «les Slaves, les Germains, les Gaulois et les Latins» devraient s’associer. Et sa formule d’une «Europe de l’Atlantique à l’Oural» est aussi ancienne que ses discours de guerre. De Gaulle a toujours considéré les deux possibilités, une alliance avec l’Amérique ou avec la Russie: Dans le dernier volume des Mémoires, il dit vouloir coopérer avec l’Ouest ou avec l’Est et, le cas échéant, conclure les alliances nécessaires avec l’un ou l’autre sans jamais accepter une quelconque dépendance. Quand le président Kennedy, avant sa rencontre avec Khrouchtchev à Vienne, au début du mois de juin 1961, rencontra de Gaulle au palais de l’Elysée, celui-ci expliqua que l’OTAN était acceptable en tant que coalition d’Etats indépendants mais au cas où l’Amérique ou l’Angleterre en feraient un instrument de domination de l’Europe, il faudrait s’y opposer.
L’OTAN était à la fois une alliance et une organisation; l’alliance était incontestée mais l’organisation était désuète, une défense intégrée sous le commandement américain n’était plus acceptable. En effet, d’une part, Washington ne possédait plus le monopole des armes nucléaires, ce qui réduisait la valeur du parapluie nucléaire américain, d’autre part, l’Europe s’était remise de la guerre et affirmait sa volonté d’indépendance et, finalement, l’Amérique s’était engagée dans d’autres régions du monde. Le commandement américain avait déjà élevé le seuil de la riposte nucléaire, ce qui voulait dire qu’il avait repoussé le moment où les armes nucléaires seraient activées. Cet avis était partagé par Adenauer qui s’était exprimé dans le même sens devant Kennedy. La crise de Cuba de 1962 confortait de Gaulle dans son idée que l’Europe n’avait qu’un intérêt secondaire pour les Américains. Et de Gaulle restait convaincu qu’une alliance trop étroite de l’Europe occidentale avec les Etats-Unis rendrait définitive la division de notre continent. Entre-temps, la France a quitté l’organisation intégrée de l’OTAN.
L’un des biographes de Kennedy écrit que son intérêt pour de Gaulle n’avait jamais diminué, que de Gaulle avait été «un de ses héros». A la conférence de presse suivant les entretiens avec de Gaulle à Paris, le Président Kennedy a reconnu que la politique des années 1945 à 1950 ne convenait plus aux besoins des années 1960. La lutte s’était déplacée vers l’hémisphère sud où l’on avait à craindre non pas des armées puissantes mais la subversion, les émeutes et le désespoir. L’heure était venue où il fallait lutter ensemble contre la pauvreté, l’injustice et l’oppression dans le monde sous-développé.
C’était sans doute exprimer la pensée de de Gaulle qui considère l’aide au monde sous-développé comme un objectif de la politique française, contrairement à l’opposition intérieure. Peut-être que le Général ne trouve nulle part plus de popularité qu’en Afrique, en Asie et même en Amérique du Sud. Par sa politique radicale de décolonisation et la paix avec l’Algérie, également imposée malgré l’opposition acharnée des extrémistes et des militaires français, il avait prouvé que la France renonçait définitivement à son impérialisme.

Le droit à l’autodétermination pour les pays d’Asie orientale et l’Algérie

En 1945, les Etats-Unis avaient repris l’héritage de l’Empire japonais dans le Pacifique et en Asie centrale. Ils s’obstinaient à ne pas reconnaître la Chine nouvelle, comme si ce grand empire qui avait vécu pendant des dizaines d’années sous la tutelle de l’Amérique n’avait pas le droit de prendre ses affaires en mains. Le fait que cela se fasse sous la forme d’un régime communiste ne changerait rien au fait que la Chine, en 1949, avait décidé de prendre son destin en main. La reconnaissance diplomatique du gouvernement de Pékin par la France, aussi minimes qu’aient pu en être les avantages, se fit certainement dans le souci de ne pas se laisser entraîner par l’Amérique dans des conflits en Asie orientale et peut-être même dans une guerre. Dans son discours de Phnom Penh, de Gaulle condamna très sévèrement la guerre du Vietnam. Et alors qu’il répétait que la France actuelle ne pouvait en rien contribuer à son règlement, il tenait à décliner toute responsabilité pour l’invasion américaine en Asie et à demander le droit à l’autodétermination pour ces pays – comme la France elle-même l’avait accordée par les Accords de Genève de 1954 pour le Vietnam, le Laos et le Cambodge et par les Accords d’Evian de 1962 pour l’Algérie.
C’est dans ce contexte qu’il faut envisager les efforts de de Gaulle en vue d’une entente avec l’Union soviétique et les autres Etats d’Europe centrale pour contribuer à la détente entre la République fédérale d’Allemagne et ses voisins de l’Est. Il lui importe que l’Europe ne soit pas attirée dans les dangers auxquels sont exposées les politiques intérieure et étrangère américaines. Avec l’ascension énorme du pouvoir des Etats-Unis va de pair une évolution intérieure qui ne présage rien de bon et le déploiement du pouvoir pourrait entraîner des complications en Amérique du Sud, dans le Pacifique et en Asie centrale qui pourraient avoir des répercussions en Europe. Il est évident que l’Amérique parcourt les étapes de son histoire que les puissances européennes ont déjà parcourues à l’époque de leur politique présomptueuse de conquête et de grandes puissances.

Détente, entente, coopération avec l’URSS

Si de Gaulle défendait depuis toujours l’indépendance d’une Europe réconciliée avec elle-même, prête à coopérer et qui ne soit dominée ni par l’Amérique ni par la Russie, c’est que face aux dangers pour la paix dans le monde, il lui paraît particulièrement urgent de surmonter la division de l’Europe. Il lui importe de sauver la paix en Europe si la guerre du Vietnam devait se répandre en Asie et il ne poursuit pas d’autre objectif que de surmonter le fossé séparant l’Europe de l’Ouest et celle de l’Est en proposant au gouvernement soviétique une politique en trois étapes: détente, entente, coopération. Dans ces efforts, la question allemande lui paraît être le problème central et il maintient son idée de la nation comme base de toute vie politique en voyant dans la disparition de la division de l’Allemagne, dans la réunification des deux Etats en un seul Etat nation, la clé vers la grande communauté des peuples slaves, germaniques et latins d’Europe. Sans aucun doute, cette politique est encore très éloignée de son but car elle demande, d’après de Gaulle, des sacrifices des deux côtés: des côtés russe et polonais le sacrifice de l’accord pour la réunification allemande, du côté allemand le sacrifice du renoncement aux territoires à l’est de l’Oder et de la Neisse.
Ce qui est curieux dans les discours que de Gaulle prononce à Bonn, Moscou ou Varsovie, c’est le fait qu’ils ne peuvent pas mener à court terme au succès et qu’ils font même ressortir les différences existant entre l’idée de l’Europe de de Gaulle et les points de vue bétonnés des politiques de l’Allemagne fédérale, de la Pologne et de l’URSS; mais c’est aussi le fait que des deux côtés, on écoute le prophète d’une Europe plus grande et pacifique avec un mélange de gêne et d’approbation et qu’on tâche de s’assurer de son amitié.
Dans ce contexte, il faut voir qu’on cherche partout une alternative à la politique menée jusqu’à présent par les deux blocs ennemis et que suite aux foyers de conflits d’outre-Pacifique et d’Asie centrale cette alternative ne peut être qu’une entente entre l’Allemagne et la Russie, encouragée par la France comme médiatrice. De Gaulle lui-même, dans ses discours prononcés en Pologne, a expliqué que l’indépendance face à l’hégémonie américaine à laquelle la France aspire pour elle-même et pour l’Europe occidentale, doit être accompagnée d’une indépendance comparable face à l’hégémonie russe de l’autre côté de notre continent. Une vision vraiment ambitieuse qui peut maintenant référer à certains phénomènes de détente dans les blocs des alliances de l’Ouest et de l’Est et qui témoigne de la ténacité avec laquelle, depuis Yalta, le Général s’est opposé à la division de l’Europe en zones d’occupation et en sphères d’intérêt des deux superpuissances. Mais même ces superpuissances pourront – à la suite de l’essor d’une troisième grande puissance en Asie, d’autres difficultés auxquelles elles sont confrontées et finalement de la renaissance du besoin d’indépendance des Etats européens – se voir un jour contraintes de réduire leur position de force qui était la conséquence directe de leur victoire commune de 1945 et de la faiblesse de l’Europe.

La pensée de de Gaulle anticipait-elle des évolutions futures?

Comme en 1940, on peut dire en 1968 qu’il faut avoir une foi qui déplace les montagnes pour pouvoir parler d’une évolution qui dégagerait la grande route stratégique vers une entente pacifique menant de Paris à Moscou en passant par Bonn, Berlin et Varsovie. Mais comme à l’époque, cette foi n’est pas aveugle; elle ne correspond pas à une mentalité à tendance utopique; les arguments sur lesquels elle s’appuie ont leur origine dans la raison historique, dans une appréciation des événements refusant la «politique des blocs», bref dans l’expérience et l’utilisation des moyens à disposition. Chacune sait que, tout au long de sa vie, les opinions du Général ont suscité la réprobation parce qu’elles étaient contraires aux préjugés courants, aux conceptions traditionnelles et aux points de vue formalistes, c’est-à-dire qu’elles étaient contraires à tout ce qui provenait de la persistance de conceptions dépassées et de la paresse d’esprit. Quand les armées hitlériennes dominaient la moitié de l’Europe et que les Anglais s’étaient retirés dans leur île, restant seuls sans moyens de pression militaires, l’appel du 18 juin du général de Gaulle parut ridicule aux contemporains. Quatre ans plus tard, les événements lui donnèrent raison.
On pourrait dire que de Gaulle, avec son mépris pour ce qui était ordinaire était condamné, ou qu’il s’était condamné lui-même, à choquer ses contemporains par ses déclarations et ses prises de position. Plus d’une fois, il s’est avéré que ce sentiment provenait de ce que les réflexions de de Gaulle ne portaient pas sur la politique quotidienne mais anticipaient des évolutions futures. Un de ses biographes parle du Général comme d’un pédagogue politique. Il ne fait pas de doute qu’il a essayé d’enseigner des vérités qui n’étaient ni courantes ni à courte vue. Cela impliquait le risque d’avoir raison trop tôt ou d’être réfuté par les événements. Un tel homme doit faire preuve de ténacité et de patience, voire de dureté envers lui-même et les autres, ce qui a pour conséquence qu’il ne cesse de choquer avant que les autres ne découvrent que ses théories n’étaient peut-être pas si erronées qu’elles semblaient au premier abord. En lisant les livres et les discours de de Gaulle, on trouve souvent des expressions comme «le fond des choses», «la nature des choses» et ces répétitions nous apprennent quelque chose sur l’attitude mentale de leur auteur. Les praticiens de la politique quotidienne, à notre époque de précipitation, ne vont guère jusqu’au fond des choses et leurs sources d’information habituelles ne tiennent pas toujours compte de la nature des choses. On n’est pas habitué à ce qu’un esprit philosophique ou pédagogique occupe une haute fonction dans l’Etat et l’utilise pour présider aux destinées de son peuple et des autres peuples.

Grâce à de Gaulle, la Communauté des six n’est pas devenue une tête de pont atlantique

Naturellement, le général de Gaulle est avant tout intervenu dans le destin de la France. Son attitude pendant la guerre l’avait amené à s’opposer à la bourgeoisie conservatrice qui, après la libération, regarda son zèle réformateur d’un œil méfiant. Bien qu’enraciné dans les traditions, il était un esprit moderne qui avait un sens aigu des problèmes et des besoins d’un monde en pleine mutation. Il voulait donner des structures modernes à son pays. Il nationalisa des secteurs importants de l’économie comme les sources d’énergie, les transports, l’industrie automobile et aéronautique, le crédit, etc. et c’est à l’époque de la libération que fut instaurée la planification pour réduire les retards de la production industrielle en étroite coopération entre l’Etat et l’économie privée. Après son retour au pouvoir en 1958, aidé par un corps de fonctionnaires hautement spécialisés, il reprit en main cette mission de progrès technique, industriel, agricole et scientifique. La création du Marché commun conduisit tout d’abord à l’intégration économique de l’Europe occidentale qui voyait la France abandonner son traditionnel protectionnisme et adopter le libre-échange. Ainsi, sous l’influence des événements et de la politique gaulliste, la Communauté des six n’est pas devenue une tête de pont atlantique; elle a évolué vers une communauté européenne autonome. Finalement la Cinquième République a donné à l’Etat des institutions solides et au gouvernement une plus grande indépendance face aux fluctuations de la vie parlementaire. Toutefois, cette stabilité est sans doute due en grande partie à ce que le Président de la République, personnalité exceptionnelle, tient bien en main la machine gouvernementale.
Des observateurs indépendants de la politique française ne croient pas que la France, si le Général se retire, reviendra aux habitudes politiques de la quatrième République. Ils pensent que les grandes lignes de la politique de de Gaulle subsisteront, d’autant plus qu’elles correspondent aux intérêts de la France et ne sont pas du tout impopulaires. La politique gaulliste a été adoptée par les masses si bien qu’on ne s’attend pas à ce qu’elle disparaisse de sitôt.
C’est avant tout la nouvelle politique envers la Russie et l’Europe de l’Est qui est très populaire dans de larges couches de la population et si à la suite d’élections futures la gauche, avec l’aide des communistes, prenait le pouvoir, la fin de l’entente avec Moscou et Varsovie serait encore plus improbable. Un après-gaullisme bourgeois cherchera également à encourager cette entente. Il ne faut pas s’attendre à un changement de l’attitude française face à l’OTAN, même pas si les relations avec l’Amérique s’améliorent.
Le fait que des dangers ne venant pas seulement de l’Est mais aussi de l’Ouest puissent menacer à la suite des interventions américaines en Asie orientale et ailleurs peut être le vrai facteur nouveau qui survivra certainement dans l’opinion publique française à la présidence du général de Gaulle. La question de l’adhésion de la Grande-Bretagne au Marché commun ne fait pas de vagues dans l’opinion française; elle approuve l’entente avec l’Allemagne car elle est dans l’intérêt du pays et de la paix. En résumé, on peut constater que la personnalité du Général possède une force qui laissera des traces profondes dans la vie et la pensée de la France au-delà de l’époque de son activité politique.    •

Source: J. R. von Salis, Kriege und Frieden in Europa, chapitre «General de Gaulle. Analyse eines Phänomens», janvier 1968, p. 230 sqq.
(Traduction Horizons et débats)

 

«Benesch: […] La décision de faire la guerre ou non était entre mes mains, mais au moment des Accords de Munich, j’ai préféré ne pas faire la guerre. Si je m’étais décidé pour la guerre, j’aurais dû la mener contre la France et l’Angleterre.
Très étonné, je lui demande pourquoi.
Benesch: Si j’avais défendu le pays militairement et obtenu le soutien de la Russie, Daladier et Chamberlain auraient mené une croisade antibolchévique contre nous et la Russie. J’y ai donc renoncé car à ce moment-là, la Russie risquait encore d’être battue.
La Russie était-elle faible en 1938?
Benesch: Oui, assez faible, en tout cas plus faible qu’en 1940 et 1941. J’ai préféré sacrifier le pays. Il fallait attendre. C’était une tragédie. A l’époque, les puissances occidentales voulaient éviter la guerre et la révolution et ils les
ont eues avec des effets plus effroyables et plus importants que s’ils avaient retenu Hitler lorsqu’il était encore temps.»
 

Source: J. R. von Salis, Kriege und Frieden in Europa, p. 123–124

«Benesch évoqua tout d’abord un entretien qu’il avait eu le 28 mai 1939 avec le président Roosevelt à la Maison Blanche. Celui-ci parlait lentement et de manière appuyée, si bien que j’ai pu retenir sans peine notre dialogue.Benesch: On va avoir la guerre.Roosevelt: Quand?Benesch: Un jour après le 15 juillet.Roosevelt: Qui va être attaqué?Benesch: La Pologne.Roosevelt: Combien de temps la guerre va-t-elle durer?Benesch: Au bout de deux semaines, les Allemands seront devant Varsovie et la campagne sera terminée au bout de six semaines.Roosevelt (étonné): Comment pouvez-vous le savoir?Benesch: Parce que je connais les Polonais et que je connais les Allemands.Roosevelt: Et ensuite?Benesch: Les Allemands attaqueront la Hollande, la Belgique et probablement la Suisse. Vous ne pourrez pas l’empêcher si vous voulez porter la guerre en France et en Angleterre. L’Angleterre va se défendre mais la Russie sera entraînée dans la guerre.Roosevelt: Comment la guerre contre la Russie va-t-elle se dérouler? Benesch: Les Allemands ne pourront pas la gagner. Ils avanceront peut-être jusqu’à l’Oural, mais ils ne pourront pas vaincre la Russie.Roosevelt: Et les autres pays?Benesch: les Etats-Unis seront également impliqués dans la guerre.Roosevelt: Pourquoi?Benesch: Parce qu’à la longue, l’Angleterre ne pourra pas tenir et qu’elle aura besoin de l’aide des Etats-Unis. Si les Américains laissent les Allemands vaincre l’Angleterre, l’Allemagne attaquera aussi l’Amérique.

Source: J. R. von Salis, Kriege und Frieden in Europa, p. 122–123

«Cela ne l’empêcha pas dès lors de considérer avec insistance la responsabilité et l’indépendance des peuples et Etats européens, autant envers l’Amérique qu’envers la Russie, comme le but véritable et nécessaire de la politique française et européenne.»

Source: J.R. von Salis: Kriege und Frieden in Europa, p. 240

«Dans le dernier volume des Mémoires, il dit vouloir coopérer avec l’Ouest ou avec l’Est et, le cas échéant, conclure les alliances nécessaires avec l’un ou l’autre sans jamais accepter une quelconque dépendance. Quand le président Kennedy, avant sa rencontre avec Khrouchtchev à Vienne, au début du mois de juin 1961, rencontra de Gaulle au palais de l’Elysée, celui-ci expliqua que l’OTAN était acceptable en tant que coalition d’Etats indépendants mais au cas où l’Amérique ou l’Angleterre en feraient un instrument de domination de l’Europe, il faudrait s’y opposer. L’OTAN était à la fois une alliance et une organisation; l’alliance était incontestée mais l’organisation était désuète, une défense intégrée sous le commandement américain n’était plus acceptable.»

Source: J.R. von Salis: Kriege und Frieden in Europa, p. 242

Jean-Rodolphe von Salis

Biographie succincte

Jean-Rodolphe von Salis (1901-1996) était historien, journaliste politique et écrivain. Il vécut de 1925 à 1935 à Paris et travailla comme correspondant pour les journaux suisses «Der Bund» et «Die Weltwoche». De 1935 à 1968, il fut professeur d’histoire à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich. Dans une prochaine édition d’Horizons et débats, nous évoquerons ses activités de rédacteur de la «Weltchronik».

Prix et distinctions

•    Prix littéraire de la ville de Berne
•    Prix littéraire du canton d’Argovie
•    Médaille Friedrich-von-Schiller
•    Prix culturel de la ville de Zurich
•    Prix culturel du canton des Grisons
•    Prix de l’Académie française
•    Officier de la Légion d’honneur
•    Ordre du Mérite de la République fédérale d’Allemagne
•    Ordre du Mérite de la République d’Autriche
Il a également été fait docteur honoris causa des universités de Genève, Vienne, Hambourg et Lausanne.

Bibliographie

Rainer Maria Rilkes Schweizer Jahre, Frauenfeld, 1936
Weltgeschichte der neuesten Zeit, Zurich, 1951–60
Perte ou métamorphose de la culture?, Neuchâtel, 1955
Im Laufe der Jahre, Zurich, 1962
Weltchronik 1939–1945, 1964
Schwierige Schweiz, Zurich, 1968
La Suisse diverse et paradoxale, Neuchâtel, 1971
Geschichte und Politik, Zurich, 1971
Sismondi, 1773–1842. La vie et l’œuvre d’un cosmopolite philosophe, Lettres et documents inédits suivis d’une liste des sources et d’une bibliographie, Genève, 1973
Grenzüberschreitungen, Zurich, 1975/78
Notizen eines Müssiggängers, Zurich, 1983
Parler au papier: carnets, 1981–1983, Lausanne, 1984
Innen und Aussen, Zurich, 1987
Kriege und Frieden in Europa, Zurich, 1989
Letzte Aufzeichnungen, Zurich, 1994

http://www.horizons-et-debats.ch


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