Et voici notre procureur Philippe Courroye nouvel héros d’un feuilleton, « Manon des sources de Nanterre ». Ne ratez pas les épisodes, car ce feuilleton risque d’être une belle aventure… pour la somptueuse liberté de la presse.
Premier épisode
La source des cette histoire de sources, c’est bien sûr l’affaire Bettencourt, dont le tribunal de Nanterre s’était saisi dans le plus grand désordre, avec deux volets étroitement liés instruits en même temps par des magistrats qui, de notoriété, ne peuvent pas se piffrer : d’un côté Isabelle Prévost-Desprez, présidente de la 15e chambre du tribunal, et de l’autre, Philippe Courroye, le procureur. Le dossier n’a pas résisté à cette séance de torture par écartèlement, et a été transféré à la cour d’appel de Bordeaux.
Début septembre 2010, Le Monde avait publié des infos puisées dans les meilleures eaux, et qui confortaient publiquement le travail d’Isabelle Prévost-Desprez, alors que dans le même temps, le procureur Courroye blindait « sa » procédure, refusant avec obstination l’ouverture d’une enquête judiciaire qui permettait à un juge d’instruction d’intervenir.
Une nouvelle enquête préliminaire a été ouverte – enquête préliminaire = pas de juge d’instruction – pour violation du secret professionnel, et Courroye a ordonné aux policiers d’examiner les factures détaillées des téléphones portables – les fadettes – des journalistes Jacques Follorou et Gérard Davet, chargés de l'affaire Bettencourt au Monde, persuadé qu’on arriverait vite à la source… suspectée d’être sa collègue la juge Prévost-Desprez. Ils s'adorent...
Pour ceux qui n’auraient pas tout suivi, Jacques Follorou et Isabelle Prévost-Desprez avaient publié quelques mois plus tôt un ouvrage co-écrit : « Une juge à abattre ».
Lorsque le dossier a été transféré à Bordeaux, l’une des premières tâches des juges d’instruction a été de saisir la chambre d’instruction pour faire annuler le résultat de cette enquête. Pas gentil pour notre ami Courroye. Motif ? Il existe une législation sur le secret des sources, et il ne faut pas en faire un coussin.
La loi du 4 janvier 2010, glissée à l’article 2 de la loi du 29 janvier 1881 sur la liberté de la presse, pose un principe clair : « Le secret des sources des journalistes est protégé dans l’exercice de leur mission d’information du public ». Cette loi interdit à toute autorité de « porter atteinte directement ou indirectement au secret des sources ». Le législateur n'a prévu que deux exceptions: « si un impératif prépondérant d'intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi », en l'occurrence les besoins de l'enquête et la manifestation de la vérité. La plainte de Mamy Bettencourt sur la violation du secret professionnel ne constituait pas « un impératif prépondérant d'intérêt public » et l’examen des « fadettes » des journalistes était disproportionné au regard des nécessités de l'enquête.
Hier, la Cour de cassation a confirmé l’arrêt de la cour d’appel de Bordeaux, suivant en cela les conclusions de l’avocat général. Autant dire que par cette décision, la protection des sources est en béton. Amies et amis journalistes, allez-y à cœur joie, et n’oubliez pas au passage de remercier l’impétueux Courroye des sources, qui a permis à la Cour de cassation de rendre cet arrêt plein d’avenir pour la liberté de la presse.
Fin du premier épisode,… et début du deuxième
La procédure est annulée. Le procureur minimise aussitôt la portée de cet arrêt : « La Cour de cassation dit que procéduralement notre enquête est annulée car elle n'a pas respecté l'esprit de la loi de janvier 2010, mais elle ne dit pas qu'il y a eu commission d'infractions pénales et j'affirme qu'il n'y a pas eu la moindre infraction. Il y a désormais une interprétation, donc s'il fallait lancer à nouveau la procédure, nous en prendrions évidemment acte ».
Exact, mais un peu court, cher ami. Il est vrai qu’aucune sanction pénale n'est encourue du seul fait l'atteinte au secret des sources. La procédure est annulée, mais il ne peut y avoir de poursuite en tant que tel. Cette violation ne peut être poursuivie que si elle est accompagnée d'une autre infraction pénale.
Cette question intéresse le juge d’instruction Sylvia Zimmermann, qui enquête sur la violation du secret des sources, suite à la plainte déposée par les journalistes du Monde, laquelle vise les articles 432-9, 226-18, 226-13 et 321-1 du Code de procédure pénale qui répriment « le fait de collecter des données à caractère personnel par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite », punissent le fait d’ordonner hors du cadre légal l’interception de correspondances émises ou reçues par voie de télécommunication et prévoient les délits de violation du secret professionnel et de recel de violation du secret professionnel.
François Saint-Pierre, l’avocat du Monde, est lui aussi optimiste, mais pas de la même manière que le procureur. Il explique que va venir une convocation du procureur pour mise en examen, qui sera suivie d’un appel, et la chambre d’instruction de la cour d’appel de Paris aura à se prononcer : « Il faut que la justice définisse le secret des sources, qui garantit la liberté de la presse, une donnée essentielle dans une démocratie. C'est une question fondamentale à l'heure où les nouvelles technologies pourraient permettre un espionnage systématique quotidien de tout le monde et de chacun ».
Il faut dire que Le Monde, partie civile, a pu examiner la belle enquête de 700 pages et en publier de larges extraits. C’est, disons, assez croquignolesque… On se pose aussi inévitablement la question : mais pourquoi tant d’ardeur dans ce dossier ?
Troisième épisode
Nous sommes tous évidemment navrés des petits tracas de carrière que risque celui que Sarko aurait bien vu procureur de la République à Paris, mais l’essentiel est ailleurs. C'est la liberté de la presse, et la nécessité de concilier les délices de la technologie avec le respect des libertés individuelles. A ce titre, et au vu de ses déclarations, je crains que la réflexion de notre ami Courroye des sources soit peu courte, et je me permets de lui proposer un peu de lecture, à savoir la jurisprudence de la CEDH sur la liberté des sources.
La référence est l’arrêt Goodwin c/ Royaume Uni du 27 mars 1996
« La protection des sources journalistiques est l'une des pierres angulaires de la liberté de la presse, comme cela ressort des lois et codes déontologiques en vigueur dans nombre d'Etats contractants et comme l'affirment en outre plusieurs instruments internationaux sur les libertés journalistiques (...). L'absence d'une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d'aider la presse à informer le public sur des questions d'intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de "chien de garde" et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s'en trouver amoindrie ».
La CEDH est restée constante, et notamment par un arrêt Ernst c/ Belgique du 15 juillet 2003, qui statue sur un cas de perquisitions au domicile de journalistes.
« La Cour juge que des perquisitions ayant pour objet de découvrir la source d'information des journalistes - même si elles restent sans résultat - constituent un acte encore plus grave qu'une sommation de divulgation de l'identité de la source (...). En effet, les enquêteurs qui, munis de mandats de perquisition, surprennent des journalistes à leur lieu de travail ou à leur domicile, ont des pouvoirs d'investigation très larges du fait qu'ils ont, par définition, accès à toute leur documentation. La Cour, qui rappelle que « les limitations apportées à la confidentialité des sources journalistiques appellent de la part de la Cour l'examen le plus scrupuleux » (...), estime ainsi que les perquisitions et saisies litigieuses avaient un effet encore plus important quant à la protection des sources journalistiques que dans l'affaire Goodwin ».
Au final, on voit que la loi du 4 janvier 2010 a repris en doit interne les bases de la jurisprudence de la CEDH : protection de principe, et exception en cas d'existence d'un impératif prépondérant d'intérêt public, et dans la mesure où cette attient est nécessaire et proportionnée. Comme souvent, la loi avait fait le service minimum, et c’est la jurisprudence qui complète. La Cour de cassation, comme la juge Zimmerman, ne peuvent faire autrement que s’inspirer de cette si bonne source qu’est la jurisprudence de la CEDH.
Manon des sources et Ugolin : quelle histoire...
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