L’affaire
Cette juste et noble Dame s’est faite arrêter par la police en situation irrégulière, le 1° mars 2010. Elle a été placée en garde à vue à 11 heures 30, et a demandé aussitôt à s’entretenir avec un avocat. Refus car le Code de procédure pénale ne le prévoyait pas, et audition de 12 heures 30 à 13 heures 15, avant un entretien avec un avocat de 14 heures 10 à 14 heures 30. Le préfet lui a ensuite notifié un arrêté de reconduite à la frontière, le juge des libertés l’a maintenue en centre de rétention et tout s’est enchaîné vers l'expulsion.
Mais notre amie comorienne a tout contesté, expliquant que ces décisions de justice étaient illégales. Motif d’illégalité invoqués par l’irrégulière ? Elle rappelait que par deux arrêts Salduz c./ Turquie et Dayanan c./Turquie, rendus les 27 novembre 2008 et 13 octobre 2009, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) avait jugé que, pour que le droit à un procès équitable, consacré par l’article 6 § 1 de la Convention, soit effectif et concret, il fallait qu'elle puisse bénéficier de l’assistance d’un avocat dès le début de la garde à vue et pendant ses interrogatoires », ce dont elle avait été privée.
Annulation de rien du tout avait répondu le président de la Cour d’appel : « Les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme ne lient que les Etats directement concernés par les recours sur lesquels elle statue, que ceux invoqués par l’appelante ne concernent pas l’Etat français, que la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales n’impose pas que toute personne interpellée ne puisse être entendue qu’en présence de son avocat et que la garde à vue, menée conformément aux dispositions actuelles du code de procédure pénale, ne saurait être déclarée irrégulière ». Cocorico, la loi française et plus forte que la Convention Européenne des Droits de l’Homme, juste bonne calmer les Turcs, voire les Ukrainiens. Mais pour la patrie des droits de l’homme, faut pas charrier.
C’est là que ça casse, et ça casse sec : « Attendu que les Etats adhérents à cette Convention sont tenus de respecter les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, sans attendre d’être attaqués devant elle ni d’avoir modifié leur législation ; que, pour que le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales soit effectif et concret, il faut, en règle générale, que la personne placée en garde à vue puisse bénéficier de l’assistance d’un avocat dès le début de la mesure et pendant ses interrogatoires ».
C’est l’arrêt Shynthol : beaucoup de bien là où ça fait mal. Revue de détail
1. La garde à vue
La garde à vue est la première étape du processus d’accusation pénale, et les droits de la défense doivent être garantis de façon effective. Donc, des choses simples et naturelles : l’avocat présent dès le premier interrogatoire, avec l’accès aux pièces qui accusent son client et la possibilité de participer aux interrogatoires en posant des questions. Pour la personne en garde à vue, c'est le droit au silence et donc de refuser de répondre aux questions sans que ce silence soit interpreté comme un aveu.
2. La loi du 14 avril 2011 sur la réforme de la garde à vue déjà ratatinée
Le Parlement, comme les mauvais élèves, ne travaille que sous la contrainte. Il redoutait que le 15 avril la Cour de cassation impose une réforme immédiate, et s’est empressé de voter une réforme par une loi du 14 (Loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue). Bel effort, et je compatis aux souffrances du groupe UMP, obligé d’accorder des garanties de procédure aux gardés à vue et aux étrangers en situation irrégulière. Mais tout ceci pour rien... La Cour de cassation dit que la jurisprudence de la CEDH s’impose, même à la loi, et la loi du 14 est en retrait des exigences rappelées le 15. Notamment, la loi n’accorde pas à l’avocat l’accès aux pièces et ne lui permet pas d’intervenir lors des interrogatoires. Moins de 24 heures de vie pour une loi, le record sera difficile à battre. Le groupe UMP va devoir s’aligner, et je prévois la livraison à l’attention de nos brillants députés d’un semi-remorque d’antidépresseurs.
3. Toutes les gardes à vue sont has been
La Cour de cassation ne crée pas le droit à compter de ce 15 avril. Elle dit que ce droit existait et s’imposait en France, au moins depuis l’arrêt Salduz du 27 novembre 2008. La solution retenue pour notre amie comorienne a vocation à jouer pour maintes autres procédures. On verra à travers la diversité du contentieux les annulations qui suivront, mais c’est une grande brèche procédurale qui s’est ouverte.
4. Une bâche pour le Conseil constitutionnel
Le Conseil constitutionnel, saisi dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité, avait rendu une décision qui, sans le dire, s’inspirait largement de la jurisprudence de la CEDH (Décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010). Il avait déclaré les articles du Code de procédure pénale relatifs à la garde à vue contraires à la Constitution, très bien, mais avait laissé la loi perdurer pendant près d’un an, le temps d’adopter une réforme. Il fallait donc appliquer en toute sérénité une loi violant les droits de la défense. La Cour de cassation refuse ce système, aberrant, et colle un joli bonnet d’âne au Conseil constitutionnel. Ambiance…
5. Une nouvelle jeunesse pour la Cour de cassation
Avec la question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel est entré de plein pied dans le paysage juridictionnel, et se verrait bien, héritant de toutes les affaires les plus délicates, devenir Cour suprême. J’ai cru comprendre que cette perspective n’emballait ni la Cour de cassation, ni le Conseil d’Etat. Or, en jouant pleinement le jeu du droit européen, ces deux juridictions peuvent se ressaisir de l’autorité. Si la Cour de cassation avait saisi les maintes occasions qui se sont présentées à elle, elle aurait pu rendre cet arrêt bien plus tôt, et il n’aurait pas été besoin de saisir le Conseil constitutionnel. Une Cour de cassation vraiment européenne laisserait peu d’espace pour le Conseil constitutionnel. Le Conseil d’Etat itou. Personne ne s'en plaindrait.
6. L’application directe et effective des arrêts de la CEDH
Last, but non least, cet attendu de la Cour de cassation : « Les Etats adhérents à cette Convention sont tenus de respecter les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, sans attendre d’être attaqués devant elle ni d’avoir modifié leur législation ». Réformant le raisonnement de principe du président de la cour d’appel selon lequel les arrêts de la CEDH ne lient que les Etats directement concernés par les recours sur lesquels elle statue. Tout faux, archi-faux : la jurisprudence de la CEDH entre immédiatement dans le droit positif, et place au rebut les lois contraires. C’était une donnée générale, assortie d’aménagements : les arrêts de ce 15 avril en font une règle d’or, et les applications seront générales, bien au delà du seul cas de la garde à vue.
Nous voici européens : enfin ! Et merci encore à notre amie comorienne qui a beaucoup fait pour la République.